C’était hier. On se souvient de tout. Jacques Chirac venait d’être élu président de la République. Il n’avait pas ménagé sa peine. Il avait survécu à tout, au temps, à ses amis, à lui-même. On le croyait ennemi de François Mitterrand, ils s’étaient détestés : sur le perron de l’Elysée ils affichaient leur complicité. Il y avait du bonheur, il y avait de la tristesse. La France des pommes chantait, celle de la rose pleurait. Ces deux France n’en formait-elle qu’une ? C’est ce qu’on raconte aujourd’hui. On changeait d’époque – mais on ne le disait pas, peut-être parce qu’en France on voudrait croire que rien ne change jamais – ou on ne le savait pas, parce qu’on voudrait croire que l’avenir est assis sur les genoux de Dieu alors qu’il est là, installé dans le présent, prêt à le renverser, le renversant à chaque instant sans faire de bruit.

Les présidents qui meurent font remonter les souvenirs de nos vies. Chacun se souvient de ce qu’il faisait en 1995, en 2002, en 2007… Autour du palais de l’Elysée, se reconstruisent nos vies au son de la fanfare de cavalerie de la garde républicaine.

Le monde de 1995, à le regarder du vivace aujourd’hui, est méconnaissable. Il était vertical et lisible. Il est devenu horizontal et illisible. Il y avait des journaux papier, des K7 vidéos et des cigarettes : ils sont partis en fumée. Il n’y avait ni téléphone portable, ni réseaux sociaux, ni Google : le premier qui peut s’en passer désormais lève la main. Internet balbutiait, Yahoo et Amazon faisaient Arheu. Les ordinateurs avaient la taille d’une Smart ; les imprimantes celle d’un bahut… ça ne choquait personne.

Le recrutement était un sport de combat et une partie de cache-cache. Les candidats étaient invisibles, sourds et muets. On les cherchait à tâtons dans des organigrammes ou des annuaires d’écoles papier. On laissait des messages sur leurs téléphones fixes. Ils nous en laissaient à leur tour sur les nôtres. C’était sans fin. On les rencontrait le soir à des heures tardives, le matin à des heures précoces. S’absenter du bureau dans la journée relevait de la gageure. Un recrutement durait un siècle : les clients n’y trouvaient rien à redire.

C’est incroyable non ? On parle bien de 1995, pas du siècle de Periclès. Ni LinkedIn. Ni mail. Ni texto. Pas de Powerpoint. Forcément : pas d’ordinateur portable. Qui s’en souvient ?

Quand le président actuel disparaîtra à son tour (on souhaite sincèrement que ce soit le plus tard possible), ceux qui ont vingt ans aujourd’hui se souviendront à leur tour de 2017, 2022, 2027… A quoi ressemblera le monde en général et celui du recrutement en particulier ? Ray Kurzweil, futurologue du MIT, estime que demain (2030 ? 2040 ?) les ordinateurs passeront le test de Turing, qui consiste à détecter si un humain peut distinguer s’il s’adresse à un ordinateur ou à un autre humain.

2019 semblera alors aussi lointain que le siècle de Périclès…