perdre son temps, c’est en gagner

perdre son temps, c’est en gagner

 

Robert Proust, le frère de Marcel, regrettait : « Le malheur, c’est qu’il faut que les gens soient très malades ou se cassent une jambe pour lire la Recherche. »

Question Une (projet ambitieux) :

Profitez-vous de votre temps de confinement pour LIRE la Recherche ?

(ou)

Question Deux (projet très, très ambitieux) :

Profitez-vous de votre temps de confinement pour ECRIRE la Recherche ?

 

Plus personne ne l’ignore : après une vie de fréquentations de salons et de duchesses (qui l’étaient plus ou moins) et de chroniques légères dans le Figaro, Marcel Proust se confine dans sa chambre aux murs couverts de liège et Bim, 13 ans et 3.000 pages plus tard, L’OLNI – A la recherche du temps perdu.

Deux Proust apparaissent dès lors très clairement. Le premier est Marcel, de l’avant confinement. Portrait-robot : dilettante, oisif, cérémonieux, plein de talents laissés en jachère. Le second est Proust, du confinement. Portrait-robot : graphomane, travailleur infatigable, solitaire et… génie,

Question : Marcel a-t-il fait perdre son temps à Proust ?

Réponse : c’est le contraire, mon cher Watson !

 

Les deux Proust, le dilettante et le forçat, n’en forment qu’un dans son œuvre. L’un, qui s’ébattait dans le monde, ludion aux yeux fiévreux et aux manières suaves, a nourri l’autre, qui écrit confiné dans sa chambre. Le reclus est né du mondain, de tout ce qu’il a vu, amassé, compris.

Et nous alors ? Profitons aussi du confinement pour… retrouver le temps perdu… Lisons, écrivons, rappelons-nous l’essentiel – profitons-en pour accéder à une meilleure version de nous-mêmes.

 

Bon confinement !

 

ne pas savoir, agir pourtant

ne pas savoir, agir pourtant

 

Depuis aujourd’hui, l’écrivaine Leïla Slimani tient dans le Monde son « Journal du confinement ». Son premier texte fait écho à ce que nous vivons tous, un moment suspendu, entre sidération, incompréhension et peur. En contrepoint à ces sombres pensées, elle finit son papier par la confession spontanée d’un de ses enfants, à qui elle demandait de dessiner un portrait du coronavirus : « on l’aime bien ce virus. C’est quand même grâce à lui qu’on est en vacances ».

« C’est quand il ne se passe rien que tout arrive » disait Kirkegaard : dans le monde, dans nos villes, plus rien ne bouge… et tout valse.  Ce qui faisait le cœur même de notre vie et de nos métiers, la rencontre, l’échange, la collaboration, nous est soudain interdit. Pour sauver le collectif, il nous est demandé de soigner notre ego. Au lieu de nous ouvrir aux autres, il nous faut nous refermer sur nous-mêmes.

Pourtant, nous ne pouvons pas exister sans les autres : c’est grâce à eux que nous sommes et que nous savons ce que nous sommes. Confinés, qui sommes-nous ? Quel-le-s collaborateurs et collaboratrices ? Quel-le-s candidates et candidats ?

A un moment, il n’est pas si lointain, certains ont cru que les réseaux sociaux, les échanges par SMS, FaceTime et autres plates-formes, l’usage des vidéos et des jeux vidéo allaient se substituer à la vie ; que les outils et les robots allaient remplacer (presque) tous nos métiers. Puis nous avons réalisé que rien, non décidément rien, ne remplaçait « la vraie vie », « les échanges réels », « les conversations autour de la machine à café », « les debriefs de matchs de foot ou de This is us ». Ne le mesurons-nous pas encore davantage aujourd’hui, placés derrière nos écrans tels des poissons rouges dans leur bocal ? Le sens se perd quand il perd certains de ses cinq sens…

Alors… que faire ?…

La crise que nous connaissons, sanitaire et économique, celles à venir sans doute, nous rappellent à notre condition : nous savons que nous ne savons pas. L’homme n’est pas réponse : il est question. C’est pourquoi nous devons (presque) toujours agir sans savoir. Les événements des deux derniers mois, les revirements vécus, les valse-hésitation des politiques comme des scientifiques nous l’ont montré… Qui savait ?…

Nous ne savons pas mais nous devons agir…

Restons raisonnables donc – et actifs.

Si l’obstacle fait l’homme, nous sortirons plus forts de cette épreuve et nous aurons encore plus de plaisir à nous retrouver… autour des machines à café ou en vacances !…

 

vivre dangereusement, c’est vivre

vivre dangereusement, c’est vivre

 

Avez-vous lu Love me tender de Constance Debré ? Si la réponse est non, précipitez-vous chez votre libraire. Toutefois si vous cherchez du love et du tender, évitez le déplacement : ce n’est pas le genre de la maison. Love me tender est un récit dru, intense, dérangeant. Beau aussi, beau à mourir parfois, un texte dingue. La plume de Constance Debré est branchée sur du 220 volts. Un feu sec tord les lignes. Une témérité à filer la frousse secoue les pages, celle qu’on éprouve à frôler les précipices puis à y plonger avec la narratrice qui se débarrasse de tout dans sa mise à nu, mari, profession (avocate), appartement, biens, jusqu’à ses fringues, jusqu’à ses livres pour n’être plus qu’elle, juste elle, son mètre presque 80, son souffle de nageuse, ses tatouages, son goût des femmes – et de l’écriture, sa grande affaire. (Seul son fils lui manque – love me tender, love me long – avec qui elle renoue si peu et si mal).

Pourquoi évoquer ici Constance Debré, petite-fille de Michel, nièce de Bernard et de Jean-Louis ? Car ses livres – celui-ci et son précédent, presqu’aussi réussi – nous parlent d’une femme, d’une cadre supérieure, d’une bourgeoise, d’une épouse qui plaque tout. Qui balance tout. Les faux-semblants. Les concessions. Les compromis. La famille. Les hochets – argent, pouvoir, succès, « carrière ». Elle saute dans le vide en dégoupillant des grenades : ses livres. Pourquoi ? Pour de nombreuses raisons bien sûr, mais celle-ci surtout : l’urgence d’écrire, d’exposer et de sauver dans un même mouvement sa peau, d’aller à l’essentiel.

Gide disait ne pas aimer les hommes mais ce qui les dévorait. Au lieu d’être dévorée Constance Debré a choisi de dévorer. Est-ce un conseil que des chasseurs doivent donner aux candidat-e-s qu’ils rencontrent ? Pourquoi pas ? De toutes les manières vivre est dangereux. Aller au bout d’une passion sans tricher peut sauver parfois et sauve souvent. Après tout, on se souviendra davantage de Constance Debré dans nos mémoires que dans les prétoires…

 

notre vie, c’est plusieurs vies

notre vie, c’est plusieurs vies

 

Alors c’est un métier ou un plaisir ? Forcément un plaisir. Pourquoi ? Parce qu’on découvre et qu’on se découvre. Parce qu’on reste dans ses bureaux et qu’on voyage. Parce qu’on a une vie le lundi, la nôtre, et qu’on en a plusieurs le vendredi, toutes celles qu’on a accumulées au fil de la semaine. Le week-end nos proches nous reconnaissent à peine. Ils hésitent entre le tu de toujours et le vous qu’on est devenu. On est presque une équipe de foot à soi tout seul.

Récapitulons.

En début de semaine, on est un Américain à Paris. Qui voulait voir le Bataclan, les librairies de Saint Germain et les quais de Seine – au loin, une grue y remplace, clignotante, la flèche de Notre Dame. Un Américain de Caroline qui aime le Boss (Bruce Springsteen) et a la bosse de la finance : qui a dit que c’était incompatible ? Le lendemain, dès l’aube, on est une directrice industrielle qui découvre, avec nous, que les années ont passé. A 48 ans ? Elle exagère. Il en reste tant. Elle nous parle, avec humour, du monde tel qu’il est ; du monde tel qu’il devient. Toutes les options restent ouvertes, qui dessinent autant de mondes et de possibles. Quel sera le sien ? On y travaille. Avec d’autres, femmes et hommes qu’on rencontre et qui se racontent, on se prend à souffrir de ne pas avoir obtenu un poste convoité ; on se prend à rêver d’une promotion inattendue, d’une vie nouvelle, de perspectives inédites ; on s’imagine déménager, voyons quel âge a le petit dernier, aux Antilles, ou en Pennsylvanie, oui, c’est ça, c’est maintenant ou jamais. On est Docteur en Physique. On est Psychologue. On est Avocat. On est Black Belt. On parle toutes les langues. On pratique tous les sports. On connaît tous les pays.

Après, c’est toujours la même histoire : ces vies qu’on n’a pas vécues, qui sont celles de candidat-e-s que nous rencontrons, on leur propose d’y en ajouter de nouvelles, à vivre ailleurs, qui seront les mêmes et pas du tout. A prendre ou à laisser ? That is the question.

Ah oui, notre métier ? Chasseurs de têtes…

 

le perso, c’est le pro

le perso, c’est le pro

 

L’affaire Griveaux donc. Ce qu’elle nous raconte. Les conclusions que nous en tirons. Pas en apprentis sociologues, encore moins aspirants politologues. Tout a été dit de ce côté-là, de l’ignominie, de la confusion détestable des vies privée et publique, de la dictature horizontale des réseaux sociaux, des guerres, soudain relancées, de quelques-uns contre quelques autres – et au nom de quoi ?, on l’ignore, de la haine de soi et de son prochain, le pseudo puissant, qui ne laisse pas d’interroger, en France, en 2020. Non, ce que l’affaire raconte à nous, chasseurs.

Côté pile, les CV devenus impersonnels à force de ne plus vouloir rien indiquer, ni adresse, ni âge, ni genre, ni hobby. Nous en avons déjà parlé ici. Blanc sur blanc. Effacements. Disparitions. Et c’est très bien ainsi.

Côté face, la vie des candidats sur la toile. Qui sourde. Qui déborde. Qui s’échappe. Traces laissées. Cailloux du Petit Poucet. Empreintes dans la neige de Danny Torrance dans Shining. Quelque chose dysfonctionne. Privé ou public ? Personnel ou professionnel ? Candidat-e anonyme ou exhibitionniste ? Tout se mêle et s’emmêle. Nous sommes rivés à nos Smartphones. Aux réseaux. Insta. FB. Twitter. Snap. LinkedIn. Nous mitraillons la terre avec nos appareils photos. Près de 1.500 milliards photos (numériques) par an – contre 85 milliards (argentiques) en 2000. Inflations. Partout des images dispersées qui servent à tout. Qui remplacent l’écrit. Qui font à la fois fond et forme, rapport et faits, preuves et vérité. Selfies. Stories. Narcissismes. Affichages de soi, de sa vie, de ses relations, de ses voyages… de sa sexualité…

Alors ?…

Alors, les mots de Bossuet qui reviennent : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » et Baudelaire, forcément Baudelaire :

Je suis la plaie et le couteau !

Je suis le soufflet et la joue !

Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau ! »

un entretien individuel, c’est un entretien collectif

un entretien individuel, c’est un entretien collectif

 

« Qu’est-ce qui fait de vous la ­personne que vous êtes aujour­d’hui ? ». C’est la question qu’aiment poser les journalistes aux politiques ou aux vedettes qu’ils interviewent. Quelles sont les ren­contres, les expériences, les entreprises qui nous ont constitués ? Comment mesurer l’influence de telle ou telle ­personne dans notre parcours, parents, collègues, professeurs ou supérieurs – et comment nous sommes-nous affranchis de leur tutelle pour devenir ce que nous sommes, enfin ? C’est une question que nous chasseurs brûlons de poser au moment où nous rencontrons un ou une candidate : nous ne le faisons pas. Seul nous intéresse le résultat, l’arrêt sur image, ce que les candidats sont aujourd’hui.

Pourtant, le plus souvent, lorsque nous entrons dans la salle où nous attend un ou une candidate, nous nous interrogeons sur le nombre exact de personnes que nous allons rencontrer. La salle sera-t-elle assez grande ? Y aura-t-il suffisamment de sièges ? De bouteilles d’eau sur la table basse ? D’espace pour échanger ? Car on l’oublie à force : les candidats ne sont jamais seuls en entretien. Ils viennent en bande… Selon le moment ou l’humeur, leur bande sera plus ou moins nombreuse, attentive ou discrète. Cette vérité est tue, ou prudemment escamotée, mais il est rassurant de savoir que les candidats convoquent durant l’heure et demie d’entretien des dizaines d’assistants, d’aides de camp, de totems. Qui sont-elles et ils, ces figures et ces aides, ces coachs et ces soutiens, que nous n’évoquerons pas, ou comme ça en passant l’air de rien, mais qui veillent farouchement à la qualité de leurs propos, à leurs manières d’être et de faire parce qu’ils les ont inspirés, nourris, construits, sculptés durant leur enfance, leurs études, leur parcours ?

Dans le magnifique, et poignant, Ghetto intérieur, Santiago Amigorena, s’interroge : « Qu’est-ce qui fait que parfois nous disons que nous sommes juifs, argentins, polonais, français, anglais, avocats, médecins, professeurs de tango ou joueurs de football ? Qu’est-ce qui fait que parfois nous parlons de nous-mêmes en étant certains que nous ne sommes qu’une seule chose, une chose simple, figée, immuable, une chose que nous pouvons connaître et définir par un seul mot ? »

Un entretien individuel est toujours un entretien collectif ; un entretien individuel n’est jamais le même ; nous ne sommes jamais seuls et nous ne sommes jamais complètement nous-mêmes…